Ce séminaire est organisé par Philippe Haugeard (CESFiMA), Catherine Lanoë (CLARESS) et Corinne Legoy (CEPOC).
Séance du 29 mai 2024 :
— Sébastian Türk (MCF en études germaniques, Université d'Orléans) : Que signifie la "crise du corps" au sein du piétisme allemand ? Une investigation à travers le cas de Charles-Hector de Marsay (1688-1753).
Important mouvement de renouveau spirituel qui a notamment touché les milieux protestants de l’espace germanique dès la fin du XVIIe siècle, le piétisme a été associé au vécu collectif d’une souffrance par rapport au corps, d’une véritable « crise du corps » [Krise der Leiblichkeit] que plusieurs études récentes ont surtout exploré sous l’angle des rapports au mariage et à la sexualité. Nous souhaitons reprendre ces pistes récemment ouvertes, en se focalisant cependant moins sur les discours tenus par des théologiens ou penseurs piétistes, mais plus sur les pratiques corporelles effectives des acteurs historiques et leur réappropriation de différents modèles d’un rapport au corps qui se matérialisait de manière très différente et conflictuelle en milieu piétiste. Pour apporter des éléments de réponse à ces problématiques, nous faisons le pari de réduire notre échelle au niveau d’un individu et de proposer une investigation micro-historique à travers le cas du piétiste radical Charles-Hector de Marsay (1688-1753), un écrivain spirituel issu d’une famille huguenote qui pris le chemin de l’exil au début du XVIIIe siècle. Auteur d’une autobiographie qui nous est parvenue en plus d’un grand nombre de lettres, Marsay a fréquenté différents groupes et cercles piétistes et fut confronté à différentes pratiques corporelles qu’il se réapproprie. Une lecture critique et contextualisante de ces documents permet à notre avis d’apporter des éclaircissements sur la question : Que signifie concrètement la « crise du corps » au sein du piétisme allemand ?
— Sébastien Côté (PU de littérature française, Université Carleton, Ottawa) : "Au reste, ils sont de bonne taille, le corps bien fait" : des leçons d'anatomie en Nouvelle-France.
Dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578), sans doute la plus célèbre des relations écrites en français sur les Amériques, Jean de Léry consacre un chapitre entier au corps nu de ses hôtes. Son premier constat permet d’abstraire les nombreux préjugés qu’il lui faut combattre : « les sauvages de l’Amerique, habitans en la terre du Bresil, nommez Toüoupinambaoults, avec lesquels j’ay demeuré et frequenté familierement environ un an, n’estans point plus grans, plus gros, ou plus petits de stature que nous sommes en l’Europe, n’ont le corps ny monstrueux ny prodigieux à nostre esgard ». De la même manière, dans la littérature de la Nouvelle-France (1534-1763), souvent de nature viatique, le corps est omniprésent. Entendons ici corps « sauvage », soit celui des hommes et des femmes autochtones du Canada, car les colons d’origine française sont presque absents des textes avant la seconde moitié du 18e siècle (Charlevoix, Raynal). Si Jacques Cartier reste allusif, se limitant à préciser en 1534 qu’« [i]l y a des gens à ladite terre qui sont assez de belle corpulance », la plupart des voyageurs après lui s’étendent sur le sujet, parfois même longuement. Si bien que même les missionnaires du 17e siècle s’en mêlent (les Jésuites en tête, fort de 40 volumes de Relations), trouvant dans la perfection des corps contemplés une preuve de leur humanité et, partant, de leur origine édénique, ce qui les conforte dans leur croyance à la monogénèse. Dans les fictions françaises qui reprennent le sujet au 18e siècle (théâtre, nouvelles, roman), on remarque la même fascination pour le corps des Autochtones canadiens, mais dans un registre plus bas, qui confine souvent à la grivoiserie, comme par exemple dans ce passage de L’Ingénu de Voltaire : « Quand on eut reconduit l’Ingénu dans sa chambre, Mlle de Kerkabon et son amie Mlle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d’une large serrure pour voir comment dormait un Huron » (ch. I). Je propose donc, dans un premier temps, de présenter divers exemples tirés du corpus viatique de la Nouvelle-France, afin de décrire les principaux usages de ces étonnantes leçons d’anatomie. Ensuite, je montrerai ce que devient le corps « sauvage » dans quelques fictions françaises du 18e siècle.