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L’Orléanais, terre de juristes. Ici, c’est le droit #4 Le Trosne

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Guillaume-François Le Trosne, un économiste et juriste orléanais au chevet de la réforme de l’administration

Né à Orléans en 1728, au début du règne de Louis XV, mort à Paris en 1780, Guillaume-François Le Trosne appartient, aux côtés du fondateur François Quesnay, du marquis de Mirabeau père, de Turgot et de Dupont de Nemours, aux grandes figures de physiocrates, membres de ce que leurs détracteurs appelaient « la secte des économistes ». L’une de ses particularités est d’être aussi bien reconnu comme un grand juriste, attaché à la réforme de l’État, singulièrement de l’administration provinciale et du système fiscal, thématiques qui structurent les débats au siècle des Lumières avec pour questionnement les modalités d’association des élites propriétaires à la gestion des affaires locales, et l’articulation entre déconcentration de l’administration, du Contrôleur général des finances à l’Intendant – nous dirions aujourd’hui de Bercy au préfet – et décentralisation, entre rapprochement des décisions et représentation des intérêts locaux.

À l’heure où le projet de loi « 3D » –Décentralisation, différenciation et déconcentration – portée par la ministre Jacqueline Gourault, sénatrice et ancienne maire de La Chaussée-Saint-Victor – est annoncé en examen au Parlement après l’été, retour sur les idées et les projets d’un grand juriste et économiste orléanais.

Itinéraire d’un jeune bourgeois d’Orléans au siècle des Lumières

Fils d’un conseiller et secrétaire du roi, magistrat du bailliage et présidial d’Orléans, et petit-fils par sa mère d’un marchand bourgeois d’Orléans, Louis Arnault de Nobleville, Guillaume-François Le Trosne fait naturellement ses études de droit à l’université d’Orléans où il bénéficie dès sa première année des enseignements du grand Robert-Joseph Pothier. C’est d’ailleurs lui, le disciple, qui composera en 1773 son Éloge historique. Il a la chance de s’imprégner à la source de la pensée de Pothier en relisant deux années durant le manuscrit des Pandectes qui paraît à Paris de 1748 à 1752. Sa formation universitaire et intellectuelle accomplie, Le Trosne suit l’exemple paternel, comme il est d’usage dans la société d’Ancien Régime, en embrassant la carrière de magistrat en tant qu’avocat du roi, défenseur public, au présidial d’Orléans en 1753, charge qu’il occupe pendant 21 ans jusqu’en 1774.

Un magistrat passionné de physiocratie

Spécialiste du droit naturel, du droit des gens et de droit féodal, Le Trosne se passionne pour tous les débats d’idées de son temps, en tant que membre fondateur de la Société royale d’agriculture de la généralité d’Orléans. Il est convaincu de la justesse de la doctrine physiocratique portée par François Quesnay, médecin de Madame de Pompadour, sauveur du Dauphin atteint de la petite vérole, économiste auteur du fameux Tableau économique et des Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole en 1858, surnommé « le Confucius de l’Europe ».

Le réformateur de l’impôt, clé de l’amélioration des richesses

Le Trosne rédige des articles d’économie pour le journal des physiocrates, Éphémérides du citoyen, et regroupe ses discours prononcés à l’Académie royale des Belles lettres de Caen dans De l’ordre social en 1777. Mais son ouvrage majeur est celui qu’il est contraint de faire paraître en Suisse, à Bâle, à travers un éditeur « pasteur à Zurich », le ministre réformateur, suisse également, le protestant Necker craignant une levée de boucliers de l’ordre privilégié du Clergé, que Le Trosne préconise d’imposer sur ses biens, considérables. De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt, couronné par le prix de l’Académie de Toulouse, paraît au moment où une expérimentation – une différenciation – est tentée en Berry avec l’Assemblée provinciale établie pour dialoguer avec l’intendant. En dépit de ses limites – présidence de l’Archevêque de Bourges, ordre du jour fixé par l’intendant, surreprésentation des deux ordres privilégiés et des élites urbaines – cette expérience d’association des élites provinciales à la répartition de l’impôt, tentée également en Guyenne, tempère l’absolutisme, la « tyrannie de l’intendant » dénoncée dans les Cahiers de doléances.

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Livre De l’administration provinciale, et de la réforme de l’impôt – Guillaume-François Le Trosne, (1728-1780) © BNF

L’éditeur de Le Trosne présente l’ouvrage en insistant sur son utilité « à plus d’une nation, non seulement à raison des principes, qui sont communs à toutes, mais aussi parce qu’il n’en est point dont le revenu public, en tout ou partie, ne soit formé par des impôts indirects plus ou moins multipliés et plus ou moins onéreux, et qu’il est bon de prouver par des exemples existants les funestes effets de ces impôts ». Le Trosne évoque dès sa préface l’importance décisive du système fiscal dans l’administration et le gouvernement des hommes :

« De toutes les parties de l’administration, celle de l’impôt est la plus importante, par son rapport immédiat avec la reproduction et la distribution des richesses, et la plus étendue dans ses détails. En effet, l’intérêt de la culture renferme l’intérêt social, et le bien commun de tous les particuliers et de toutes les classes de citoyens. Tout retentit à ce point unique. » Or, le système fiscal sous Louis XVI « met obstacle aux progrès de la culture » –  thèse centrale de la physiocratie – et en conséquence nuit au royaume, à son Souverain et aux propriétaires, aux cultivateurs, au commerce et à l’industrie, donc à l’intérêt social de la Nation. Pour mettre un terme aux abus et à « l’ignorance des vrais principes de l’administration », Le Trosne se veut pragmatique et pratique la démarche comparée, mettant en avant les précédents toscans et badois, sans mésestimer la différence d’échelles avec la France. Il fustige la « foule d’impôts indirects sur les productions, sur le commerce, sur le travail [qui] nuisent au débit, à la valeur de la production ».

Avec l’espoir que sa proposition de réforme ne soit pas une « chimère », mais « assure pour toujours le bonheur de [sa] patrie », « le bonheur public », Le Trosne expose les moyens pratiques de révolutionner l’impôt et l’administration. Rappelant le dogme physiocratique : « la terre est la source unique de tous les biens propres à la subsistance des hommes (…) seuls fonds productifs ; le travail de la culture est le seul travail productif », Le Trosne affirme qu’il faut dépenser pour assurer la fécondité de la terre, et non pressurer l’agriculture, le gouvernement ayant à l’inverse pour obligation de « faciliter les communications et les débouchés (…) de laisser libre l’emploi des hommes et des richesses, de n’apporter aucun obstacle aux échanges ».

Il propose donc d’asseoir l’impôt direct unique sur tous les propriétaires, sans distinction de statut ou d’ordre, afin de financer la dépense publique, et supprimer les taxes indirectes sur la consommation pour alléger le fardeau des producteurs et accroître la richesse nationale. Pour lui les « impôts indirects sont contraires à la liberté et à la propriété ». Or, l’origine du gouvernement monarchique le conduit à immuniser de l’impôt le service militaire et l’ordre religieux. À cet obstacle politique s’ajoute un obstacle qui résulte de l’absence d’unité d’administration du royaume, les privilèges provinciaux des pays d’États et l’écart entre les généralités à taille réelle et à taille personnelle, et surtout l’administration particulière du Clergé.

L’administration provinciale, moyen d’opérer et d’assurer la réforme

Pour Le Trosne, le succès de la réforme fiscale dépend de l’observation de maximes de conduite, d’une conception globale maîtrisée à l’accroissement de la confiance de l’opinion grâce aux premiers résultats bénéfiques obtenus d’une réforme menée avec courage et célérité. Le dernier point est capital : « monter, dès les premiers pas de la réforme, une administration provinciale, base et seul moyen d’exécution (…), moyen le plus efficace d’intéresser la Nation, de faire taire les prétentions particulières, les réclamations, les intérêts de corps ».

Le physiocrate attribue à l’administration provinciale la qualité de « faire renaître l’esprit patriotique, de créer de vrais citoyens, de présenter un intérêt social, en un mot, de faire de Nation, qui est nulle aujourd’hui, un véritable corps politique organisé ». Comme dans le Mémoire sur les municipalités de Turgot et Dupont de Nemours, l’idée centrale est de faire d’une assemblée provinciale aux membres pris parmi les propriétaires et « choisis librement, sans distinction des trois ordres » la base non seulement de l’édifice représentatif mais aussi de l’administration en leur faisant répartir et percevoir l’impôt. Originalité, si ces fonctions deviennent objets d’émulation et sont organisés uniformément sur le territoire national, il n’y aura plus de crainte de contestation comme avec les parlements ou les Etats, ils contribueront à la stabilité et « à l’attachement au Souverain et à l’administration ».

Remplacement des corps et des ordres devenus inadaptés à la société, ces nouvelles assemblées provinciales deviendront le véhicule du progrès, en particulier de l’Instruction publique, fondement de la création d’un « esprit national, ciment de l’édifice politique ». La révolution opérée sera immense : la destruction des « liens factices qui suppléent à cet esprit, qui démembrent la société, et la divisent en différents corps opposés entre eux par leurs opinions, leurs prétentions et leurs privilèges. On est gentilhomme, militaire, ecclésiastique, magistrat, commerçant ; et tous ces états ont leurs principes à part, très contraires souvent à l’intérêt social. On ne peut croire combien cet esprit particulier de corps détache les hommes de la société générale et du bien commun ».  

Mais il faut bien que les hommes tiennent à quelque chose et ce sera l’intérêt public local, commun aux habitants, qui regroupera les citoyens appelés à l’administration locale. La conclusion dévoile la stratégie du réformateur social, dans le combat contre les préjugés, l’arbitraire et les privilèges, qu’il serait « dangereux de détruire sans rien y substituer » : « Il faut donc édifier en même temps qu’on démolit ; mais démolir des édifices disparates et discordants qui nuisent à l’ensemble, qui défigurent et font disparaître l’édifice principal, pour présenter à tous les regards, et à l’admiration générale, un édifice simple et unique. C’est ce qu’on a fait en abattant les maisons qui couvraient la façade du vieux Louvre. »

Unifier, simplifier, mettre en cohérence, libéraliser, mais Le Trosne reste entier le débat qui va traverser la Révolution française et les XIXe et XXe siècles : déconcentrer et, d’un même mouvement, décentraliser, ou bien l’un sans l’autre ?  S’appuyer avant tout sur des élus dotés de la confiance des territoires ou bien les faire dialoguer avec le représentant en Province de l’intérêt national ?     

Économie appliquée, droit des données et géopolitique des ressources. Retour vers le futur à Orléans ?

Des économistes et des juristes travaillant ensemble à Orléans (à l’instar de l’ex AES et de feu l’IUP Collectivités territoriales), d’excellents spécialistes de monnaie, de finances, de statistiques appliquées à l’économie, des bases de données sur l’agriculture et les ressources naturelles (campus Xavier Beulin, pôle DREAM…), des juristes à l’analyse sur des projets de réforme de la décentralisation et de la déconcentration, sur l’administration régionale, sur l’identité du Berry, de l’Orléanais et de la Touraine, sur les divisions territoriales et les articulations pertinentes en vue de l’efficience de la gestion publique en Val de Loire ? Et si le XXIe siècle universitaire orléanais renouait pleinement avec les lumières de la fin du XVIIIe siècle ? Le Temps retrouvé d’un travail pluridisciplinaire dans la cathédrale de la concordance des temps ? Comme un goût de petite …Madeleine.

Tant d’Illiers-Combray à Saint-Loup, des vitraux de Chartres à la chapelle saint Charles du grand architecte Gabriel, il n’y a qu’un pas. Et Péguy en trait d’union. L’Orléanais de A à Z, d’Anet à Zay. Jean Zay, né à Orléans, du journaliste Léon Zay, de l’institutrice Alice Chartrain, marié à Madeleine Dreux. Avocat et grand orateur – du côté de chez Berryer – écrivain de talent, réformateur de l’administration et de son école – le côté de Macarel.

Pierre Allorant

Pour aller plus loin :

  • Source : Guillaume-François Le Trosne, De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt, Bâle, 1779.
  • Georges Lefebvre, Études orléanaises. Contribution à l’étude des structures sociales à la fin du XVIIIe siècle, Commission d’Histoire économique et sociale de la Révolution, Mémoires et documents, 1962, 276 p.
  • Anthony Merger, L’État des physiocrates : autorité et décentralisation, PU Aix-Marseille, 2010 (thèse de doctorat en histoire du droit soutenue à l’université d’Orléans sous la direction d’Éric Gojosso et de Michel Pertué).
  • Claude Michaud, « L’assemblée provinciale du Berry », in Pierre Allorant (dir.), 250 Lieux, personnages, moments. Patrimoine en Beauce, Berry, Gâtinais, Perche, Sologne, Touraine, PUFR, 2018, p.
  • Joël Monéger et Aline Cheynet de Beaupré, Jean-Louis Sourioux, Robert-Joseph Pothier, d’hier à aujourd’hui, actes du colloque des 10-11 décembre 1999, Économica, 2001.
  • Gaël Rideau, Honneur, bourgeoisie et commerce au XVIIIe siècle. Le mémorial à mes enfants du marchand-drapier orléanais Pierre-Étienne Brasseux, PU Bordeaux, 2019, 535 p